Pour rebondir sur tout cela je trouve également que les notions de valorisation et de matérialisation ne sont pas du tout les mêmes en argentique et en numérique.
Concernant la matérialisation :
- En argentique le déclenchement provoque un mouvement définitif et irréversible de la structure des sels d'argents de la pellicule. L'image est formée, non exploitable mais tout de même formée, de façon irréversible. Elle est créée et existe en tant que telle, dans l'attente d'un développement qui est le seul moyen de visualisation de cet instant capturé. On peut donc considérer qu'un nouvel objet matériel à été créé. Supprimer une image argentique consiste à détruire le négatif et donc, dans un sens, plus à altérer l'image (le négatif) qu'à la supprimer (brûler le négatif entrainant par exemple simplement la création d'une image brulée, nouvel objet, de structure différente). Un déclenchement est donc un acte responsable qui entraine, de façon irréversible, la création définitive - ou du moins le changement de structure - d'un objet matériel qui témoigne d'un instant donné.
- En numérique le déclenchement provoque le changement d'état d'une zone mémoire informatique qui peut retrouver, sur demande, son état initial. L'image stockée reste donc volatile dans le sens où les éléments qui la composent peuvent se retrouver dans leur état initial sans que rien ne laisse penser qu'ils aient pu un jour être dans l'état ayant pu composer cette image. Dans ce cadre une image numérique supprimée est une image qui n'a jamais existé car ayant une histoire réductible au néant (aucun témoignage d'existence),
Concernant la valorisation :
- En argentique les valeurs affectives et qualitatives de chaque image ne peuvent être déterminées qu'au tirage (définitif ou planche contact). Ces valeurs peuvent être revues plusieurs années après la prise de vue en fonction du contexte (décès de la personne photographiée, ...) et sont finalement le fruit d'une réflexion sur une image figée dans un contexte de jugement qui ne l'est pas. La valeur financière (coût de déclenchement) d'une prise de vue argentique étant bien supérieure à celle de son identique numérique n'est pas non plus sans impact sur les valeurs affectives et qualitatives de chaque image car cette valeur financière influe directement sur le caractère de rareté de celle-ci (multiplicité des instants photographiés),
- En numérique ces valeurs sont totalement différentes car chaque photographie peut être valorisée en temps réel. C'est généralement immédiatement après la prise de vue que se fait le choix de la conservation ou de la suppression définitive de l'instant photographié sur la carte mémoire. Le résultat est donc jugé immédiatement dans un contexte donné. Nous pourrions même dire que les facilités de retouche de l'image numérique induisent un contexte inversé par rapport à celui de l'argentique : les valeurs affectives sont le fruit d'une réflexion sur un contexte figé (celui ayant eu cours au moyen de la décision de conservation ou de suppression de l'image) et sur une image qui ne l'est pas (car modifiable à souhait). Dans ce cadre nous pourrions considérer en numérique que, contrairement à l'argentique, le poids de l'image est bien inférieur à celui du contexte décisionnel à l'origine de sa sauvegarde. Ce qui est paradoxal en numérique c'est que la notion de poids fort concernant cette valorisation (le contexte décisionnel de sauvegarde) est également soumise à la révision historique alors qu'elle est également l'essence même de l'objet jugé.
J'espère ne pas avoir endormi tout le monde ...